dimanche 1 avril 2012

Donner à écouter l'anéantissement de toute chose ? Est-ce possible ? Il semblerait que oui.

Ci-dessous, le premier mouvement de la 7ième symphonie de Shostakovitch, dite "Leningrad". Je m'interroge. En ces temps horribles ou la pensée n'a pratiquement plus droit de cité en France, comment un être humain, en des temps pires encore où elle avait cessé d'exister, a t-il pu mettre en musique sa défaite totale ? Comment, au moment où les mots manquaient pour dire ce qui avait lieu, un musicien a t-il su concevoir en note et rythme ce que la pensée n'arrivait pas à dire d'elle-même ? A vrai dire, exprimer en mots la défaite de la pensée peut sembler une contradiction dans les termes. Peut-être. Cependant certains y sont arrivés et y arriveront encore, MAIS a-postériori, après-coup. Sur le moment, en 1941, alors que le Nazisme ravageait tout sur son passage, terres, hommes et consciences, seul Shostakovitch a su exprimer ce qui se passait. Il l'a fait "entendre", au sens le plus noble, le plus clair du terme.
Et voilà le miracle improbable : dans sa partie la plus atroce, la plus guerrière, la plus morbide et exaltée, Goebbels aurait pu diriger cette oeuvre en arrosant les musiciens de l'orchestre à coup de pistolet Mauser dans une explosion de joie païenne. Et bien sur, il aurait été incapable de saisir la portée de l'ensemble de ce mouvement, et plus encore de l'oeuvre entière. Il n'était plus capable d'"entendre" cette partie là de l'humanité, sa pensée, la pensée qui empêche de tirer sur les musiciens, une pensée sur l'horreur, émergeant de l'horreur au prix d'un effort insoutenable et cependant accompli ici par le compositeur russe.
Alors, par la musique et sa magie qui prend le relais, quelque chose est perceptible et audible de la défaite de la pensée, avant même que la pensée puisse le dire. C'est un travail de brute, de titan, de fou. Shostakovitch l'a fait et je me demande encore COMMENT il a fait ? Je n'ai pas de réponse simple. Une tentative de réponse devrait englober une prise en compte de l'Histoire passée et vécue de l'Europe et de la Russie, la connaissance exhaustive des mécanismes psychiques qui s'exprimèrent alors tous azimuts et qui nous dirigent encore, une connaissance encore plus exhaustive de l'Esthétique en général, et particulièrement des pouvoirs de la musique, une idée précise de la personnalité de Shostakovitch et de son histoire personnelle et tant d'autres paramètres indécidables, en tout cas pour moi. Voici donc quelque chose d'unique et d’inouï. Je pourrais employer des images. Dire, par exemple, que c'est à la fois la retraite de Russie de Napoléon, les Bretons et les Souabes montant chacun de leur coté à l'assaut du fort de Douaumont à Verdun, les divisions de Panzers allemandes déferlant sur la plaine russe jusqu'aux portes de Leningrad, Stalingrad vu par avance heure par heure, dans l'éternité du massacre. Tout cela est RIDICULE, une très mauvaise littérature de gare ou de salle d'attente. Je me tais. Maintenant, il faut écouter. La compréhension vient vite, vous verrez. C'est étonnant, et confondant de netteté. Ames sensibles s'abstenir.

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