mercredi 31 octobre 2012

"Dernier Royaume" de Pascal Quignard. Un livre trop loin.

Mr Pascal Quignard  nous a ouvert avec bonheur les portes de son "Dernier Royaume", il y a maintenant quelques années. Au gré des six premiers livres qu'il a rassemblés sous ce titre, il nous en a fait parcourir avec élégance quelques allées mystérieuses, nous en a dévoilé quelques splendeurs évanouies, les faisant ressurgir à la lumière, à la clarté. Ces jours-ci, il publie le tome VII de ses pérégrinations sans fins dans les arcanes des cultures, de l'Histoire et de la Psyché des Hommes, intitulé "Les désarçonnés" ; et là, je dois le dire, je cale, je ne peux plus vraiment le suivre. Pourquoi ? Toutes ces Terra Incognita qu'il arpentait, il les mettait à jour par une connaissance risquée et lumineuse, un travail d'éclaircissement précis, rigoureux, avec un style rêche d'artisan opiniâtre, dur à la peine mais jamais avare d'un secret dévoilé d'un coup net de beau Français classique. Mais, ça a changé, et dans "Les désarçonnés", Mr Quignard ne peut plus continuer son travail de la même façon, puisqu'il ne sait plus tout à fait de quoi il parle.
Qu'en est-il ? : "Les désarçonnés" évoquent ceux qui sont tomber de cheval, au sens propre, qui ont survécus à cet accident et qui se sont mis à écrire, se laissant la bride sur le cou, après qu'ils ont failli se le rompre. Ayant approchés la Mort, et comme débarrassé de son angoisse ( mais pas de son souci) pour l'avoir trop côtoyée, ils entreprennent de se libérer de ce qui les empêche d'être pleinement. Dans le sillage de Michel de Montaigne, de George Sand, d'Abélard, nous voici dans un exercice de libération que Pascal Quignard affectionne tant et aime à faire vivre. Mais il va trop vite, trop loin, sans l'attention à laquelle il nous avait habituée. De quoi est-il si important de se libérer ? Des injonctions de "la Société" d'abord. Oui, c'est vrai qu'elles sont nombreuses et pénibles. Mais pourquoi nous inciter à le faire à grand coup d'injonctions inverses ? "Lâcher prise" ! "Ne vous conformer pas" ! "Cessez d'obéir"  ! (celle-là, elle est pas mal), sensées nous mener à une forme d'épanouissement. Laisser tomber le "groupe humain", comme il l'a fait lui, en quittant toutes ses responsabilités éditoriales chez Gallimard, c'est une chose, et pas n'importe qu'elle chose, mais ça va plus loin, et ça devient plus gênant quant il s'agit de l'individu. Il faudrait aller jusqu'à une forme d'évanouissement, jusqu'à la dissolution du "Moi", illustrée dans son dernier et excellent roman, "Les solidarités mystérieuses", par le personnage de Claire. Ah la la, la "Perte du Moi", cette tentation majeure de l'Occident, à l’œuvre dans toute sa Littérature du XXe siècle, s'avère encore au travail au XXIe. Et comme tous les autres, de Musil à Beckett, eux aussi parfaitement sains d'esprit, parfaitement en sécurité à "l'endroit où ils parlent", Quignard nous conseille de nous perdre et de nous laisser porter "ailleurs", jusqu'à la Folie, dont, dit-il, "il ne faut pas avoir peur".
Mais que sait au juste Quignard de la Folie, et du désarçonnement ? C'est là que ça devient problématique. Pas grand-chose, au fond. Il le dit lui-même, "Je ne suis jamais monté sur un cheval". C'est déjà assez embêtant comme constat. Car faire du cheval, c'est très, très particulier. Je ne vais pas m'étendre là-dessus mais il aurait du réfléchir à ce qui se joue et se noue entre un cavalier et sa monture avant de s'aventurer sur ce terrain délicat, sans plus de précaution, cela l'aurait peut-être averti un peu et à moindre frais sur ce que c'est que d'être désarçonné, que ce n'est pas si simple qu'il dit, ni si réjouissant. Enfin, passons. Mais Quignard est par contre, on le sait, un très bon musicien. Pourquoi n'est-il pas parti de là ? Il sait parfaitement ce qui se passe quand on fait de la musique, seul ou avec d'autres : Il faut d'abord S'ACCORDER. La proximité de la Mort peut jeter un éclairage autre sur l'ensemble de la Vie, l'expérience d'une forme de désaccord profond d'avec soi ou d'avec les autres est une brûlure si vive que l'on prend avec des pincettes ceux qui font profession de l'appeler ou de la souhaiter. Mais, je crois que Mr Quignard ignore parfaitement cela -même s'il en parle- et que, du coup, il n'a pas pensé à parler de ce qu'il avait sous le nez, de ce qui arrive quand on est un "désaccordé". Qu'en est-il quand on arrive plus, par aucun bout, à se joindre au groupe pour "jouer avec" ? Car jouer ensemble est vital, quelque soit la dimension du groupe dans lequel on désire jouer. Et même dans le silence d'un couple, quel qu'il soit, si l'on se tait, c'est ensemble, au même moment, et c'est déjà un accord qui se fait. Et qu'arrive t-il quand, seul avec soi-même, le désaccord intérieur se fait si puissant qu'il scinde la Psyché en deux, pour aboutir à des pathologies psychiques graves comme la schizophrénie, la psychose dissociative et les souffrances atroces qu'elles engendrent ?
C'est à mon tour d'éclairer modestement Mr Quignard. Par expérience, parce que je le sais, pour l'avoir vécu, ce "désaccord", j'aimerais lui dire, que le "Moi", même s'il pèse parfois, même s'il encombre, est la condition incontournable de toute existence humaine viable et non-souffrante "a-priori", qu'il faut d'abord que ce "Moi" soit construit, pour avoir quelque chose à se mettre sous la dent si d'aventure l'envie nous vient d'en faire l'économie. Sans le travail d'"accordage", de soi à soi, de soi aux autres, il n'est aucune musique possible, aucun chant, aucune Littérature, aucun lecteur, aucun Quignard. Or, il y a fort heureusement des lecteurs et fort heureusement un Quignard, et qui continuera à arpenter son "Royaume", pour notre bonheur. Parlez-nous, Monsieur Quignard, à la façon orfèvre que vous avez, de votre travail d'accordage, de vos petits travaux d'ajustements minuscules et majuscules, de votre musique, mais, de grâce ne parler pas d'Ombres dont vous ne connaissez pas la portée (sur les vôtres), de Ténèbres telles que, si l'on en sort à peu près vivant, on n'a de cesse de ne plus évoquer ces stridences inhumaines qu'avec appréhension et de les éviter avec soin. Dans votre "Dernier Royaume", qui s'avère être aussi le nôtre, si vous tenez à vous aventurer de ce coté-là, il n'est pas juste d'en ramener une parole qui soit une invitation à y aller. C'est par trop présumer de nos forces potentielles et ignorer la réalité horrible de certaines de nos faiblesses. C'est faire fausse route. Remonter à cheval et retourner sur ses pas ne signifie pas être arrivé à la fin ironique du Royaume qui ne se voit plus comme tel, cela peut-être un autre moyen d'en prendre, avec milles précautions, possession. Je vous souhaite bonne route. Je nous souhaite bonne route.

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