Pierre Dumayet est mort. Avec lui s'éteint une façon de faire de la télévision (Tchernia étant hors-jeu), qu'il avait inventé avec Desgraupes et Barrère sous la houlette de Lazareff, mandaté par le général de Gaulle lui-même, pour faire naître, à partir de rien, la télévision française, qu'on appelait à l'époque l'ORTF. Comme rien, de fait, ne se crée ex-nihilo, Desgraupes, Dumayet et Barrère s'étaient appuyés sur l'expérience de la presse écrite dont ils étaient issus et qui était le plus puissant vecteur d'informations, de réflexion, et même de création de l'époque, à travers de grands éditorialistes, des chroniqueurs avisés et des dessinateurs de presse géniaux. Ils se sont aussi appuyés sur leurs intelligences, leurs capacités qui étaient grandes, très grandes.
Les postes de télévision étaient encore rares aux temps des premières diffusions, mais tout au long des années cinquante et soixante, en même temps que les récepteurs se généralisaient dans les foyers français, se développait cette façon si spéciale de faire de la télé. Il est de bon ton maintenant de sacrifier à une nostalgie un peu mièvre et de regretter ce bon temps de la télé, capable de proposer, à une heure de grandes écoute, "Les Perses" d'Eschyle. Ceux qui déplorent la disparition de cet "âge d'or" sont les mêmes qui trouvaient insupportable la "chape de plomb" qui régnaient sur la télé d'alors, sous tutelle d'un pouvoir qu'ils combattaient à grand renfort d'idéologies débiles, parce qu'exactement semblables dans leur rigidité et leur bêtise à la société qu'il s'agissait de secouer ou modifier, la démocratie en moins. Je suis un peu trop jeune pour avoir méprisé cette télé-là, je vais donc me laisser aller à cette nostalgie sans états d'âme, car j'y ai pris plaisir (un peu plus tard en fait, mais c'était encore presque la même chose) et que maintenant, je n'ai plus la télé; ça va trop vite et c'est trop fatiguant.
Dumayet faisait un travail énorme de mise à disposition du grand public de la parole et des oeuvres des écrivains. Il avait compris qu'il y avait là, à la télé, l'occasion de saisir et de transmettre des paroles vives, singulières, uniques de créateurs dont il fallait peut-être se depêcher de les montrer. Eh, Claudel, Mac Orlan, Céline, Pagnol n'étaient plus tout jeunes, alors que la télé l'était, elle. Ainsi a t-on gardé trace précieuse de tant et tant d'auteurs capitaux de la littérature française. Et pas n'importe quelle trace, parce que pas enregistrée dans n'importe quelles conditions. Dumayet était un homme cultivé et un très fin lecteur, capable de faire l'analyse méticuleuse d'un ouvrage et de mettre ses capacités au service de l'écrivain qu'il avait en face de lui. Il tendait des perches d'une rare intelligence avec une attention soutenue, sans jamais devenir révérend ou flatteur. Il lui fallait de la patience, il le savait; et voilà justement qu'on lui offrait le luxe de prendre son temps, ou plutôt, il le prenait et on le laissait faire. Je ne connais qu'un seul autre exemple d'un journaliste de télé qui laissait se développer la parole de ses invités et qui ne sombra jamais dans l'obséquiosité (Bah, non, c'est pas Michel, Drucker !): Denise Glaser.
Mais voyons comment Dumayet s'y prenait avec un Céline absolument rétif à répondre aux questions que tout lecteur à peu près au fait de l'Histoire et de la vie de Céline est en droit de se poser
C'est très intelligent, il pose trois fois la même question, sous une forme un peu différente et laisse Céline répondre à sa guise sans le court-circuiter d'un "Non mais, là n'est pas la question ..;" ou une impolitesse de ce genre. Et voilà que Céline parle, longuement, sans être interrompu, qu'il développe, ratiocine et qu'il dit BEAUCOUP DE CHOSES. Enormément même. Tout est sobre, le cadrage, les lumières,les interventions de Dumayet et, pour le coup, sans rien pour attirer le téléspectateur vers telle ou telle pensée ou ressenti, ( il n'y a pas de rires enregistrés ou de claque prête à applaudir ou huer comme chez ce fou dangereux d'Ardisson, animateur du tribunal express du peuple, ou plutôt de la populace.) quelque chose de la vérité de la parole d'un homme au moment ou il la dit passe, qu'il mente ou pas. A nous de nous faire une idée à partir de ces images et de ces sons étonnants. La télé de Dumayet permettait cette liberté fondamentale, noyée maintenant sous l'impératif de jouir de tout tout de suite, la liberté de chercher la distance qu'on voulait mettre entre cette parole et soi. La liberté de penser. C'était cela, entre autre choses moins avenantes, la télé "fasciste" de de Gaulle.
Intrigant, n'est-ce pas ? Par exemple, ça, c'était assez facho, non ?
Si vous comparez cette entrevue avec celle réalisée par Bernard Pivot quelques années plus tard, vous y verrez un Lévi-Strauss pressé par Pivot comme s'il devait cracher " La Vérité". Bref, une horreur, et pour le coup, vraiment fasciste. L'ethnologue a le couteau sous la gorge et se défend comme il peu ; là, avec Dumayet, il a l'air très tranquille.
Mais, pour finir en beauté et santé, régalons-nous avec Paul Claudel, au soir de sa vie, plein de verve, de simplicité, de lucidité maligne interviewé par Desgraupes, alter-égo de Dumayet. Il méritait bien qu'on l'appelât maître, l'auteur de "Connaissance de l'Est". Dumayet, qui s'activait encore sur Arte dans les années 90, le méritait aussi.
Bon, quand j'aurais trouvé le moyen de mettre la vidéo, je le ferais, promis.
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