Pour celui qui reste
Plutôt que de partir
Pour celui qui garde sous ses pieds
Un peu de la terre ancienne dans sa
famille
Entre ses doigts, il la sent s'émietter
Il pleuvra, il fera beau, il restera
Pour celui qui connaît par cœur
Pour l'avoir en tout état arpenté,
Un bout de route, un chemin creux
Pour celui qui, sur son aire,
Connaît les nids de ramier
Les nichées de chiots, les vaches
bréhaignes
Pour celui qui a des mots pour les
femmes
Qui donnent naissance et les jeunes
veuves
Qui ont perdu la moitié de leur vie,
la moitié de leur lit
Pour celui qui veille
Et qui s'inquiète et surveille
Qui se fait du mauvais sang
Se creuse l'estomac
Tout est si fragile
Et il y a des voleurs.
Pour celui qui accueille
Qui donne un bout de terrain
Pour l'Eternel et pour des gitans
Pour celui qui sème et qui plante
Qui ne sait que cela
Quelques gestes banals
Mais justes, perspicaces, et honnêtes
Pour celui qui récoltera
Dans une noria d'appareils
Toute la nuit car il a pensé au pain
Comme ceux avant lui y ont pensé
Pour celui qui goûte le sel
Venu de loin et qui coûte cher
Trop cher, comme l'étoffe mais c'est
tout naturel
Il n'est pas commerçant
Pour celui qui se lave les yeux
En marchant dans la rosée du matin
Qui mise tout sans savoir qu'il a parié
Qui naît, se marie et meurt
Dans le même recoin du Monde
A la même saison qui était la sienne
Et qui rêve benoîtement à demain
Pour celui que la mer n'appelle pas
Ni les mélodies charmantes
Pour celui qui ne voit pas si loin
Qui croit en un destin tiré d'un
sillon
Et s'en trouve content malgré les
tentations
Et les légendes qui un jour viennent
Ravagent tout et le laisse idiot
Mais toujours certain
Pour celui qui prend femme du cru
Et s'installe dans une masure
Et couche ses petits là où d'autres
lits
Furent mis par d'autres que lui, les
mêmes que lui
Pour celui qui est le même que moi
Et dans lequel je ne me noie pas
Car une ride au coin de son œil est
une rive
Pour celui qui serre les mêmes mains
Tous les jours et qui parle avec un
accent
Celui-ci d'où il est et dont on le
chahute
Maintenant, mais qui ne s'éteint pas
Car, mystère, les volets fermés du
café,
C'est l'accent qui vient aux lèvres de
tous
Pour celui qui dira du mal de moi
De mon travail inutile
Et de ma vie de nabab à crever
Pour celui, qui, quand même, me dit
« bonjour »
Car il est bien élevé et un peu
sournois
Pour celui qui est poli, qui est
aimable
Qui vient à mon devant et me parle
D'aventures minimes, de changements
ingrats
Mais dont la parole est une carte de
tarot fixe
Et dont l'allégresse ne se tarit point
D'avoir le pas leste par terre
Et tout en même temps solide
Pour celui qui fait avec ses mains
Du sur-place ou du sur-mesure
Et qui la perd dans l'ivresse un soir
et se bat
Et fait amende honorable le lendemain
Pour celui qui reste et qui garde
Qui met ses mains dans ses poches
Qui reste debout sans bouger
Pour celui qui veille tellement inquiet
Qu'il en vient à surveiller, la tête
penché sur un feu
A celui-ci un bonjour amical, moi
Qui suis juste un pas à coté et qui
le vois vivre
Malade, courageux, insensé,
industrieux
Et Là, fier maladroitement, lui de
n'avoir
Pas eu cette question à se poser
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